Sur les hauts plateaux du Kenya, où les volcans éteints ont façonné des sols d'une richesse extraordinaire, une méthode de traitement a émergé pour révéler toute la complexité des cafés de cette région légendaire. Le processus double lavé kenyan, parfois appelé "double fermentation", représente l'aboutissement de décennies de perfectionnement technique au service de l'excellence gustative. Cette approche méthodique, héritée de l'expertise coloniale britannique puis affinée par les producteurs locaux, transforme chaque grain en une expression pure et cristalline du terroir kenyan. Comprendre la différence entre lavé traditionnel et double lavé, c'est découvrir pourquoi les cafés AA du Kenya fascinent depuis près d'un siècle les amateurs les plus exigeants.
L'héritage des Scott Laboratories : naissance d'une excellence
Pour comprendre l'excellence du traitement kenyan, il faut remonter aux années 1920, lorsque le gouvernement colonial britannique établit les Scott Agricultural Laboratories à Kabete, près de Nairobi. Ces laboratoires, nommés en hommage au Dr Henry Scott, un missionnaire médical protestant décédé en 1911, avaient pour mission d'améliorer les pratiques agricoles à travers des conseils techniques et la formation des producteurs locaux.
C'est dans ce contexte scientifique rigoureux que naissent les variétés SL28 et SL34, qui constituent aujourd'hui encore près de 80% de la production kenyane exportée. La SL28, sélectionnée en 1935 à partir d'un arbre unique dans une population appelée "Tanganyika Drought Resistant", appartient au groupe génétique Bourbon. La SL34, identifiée sur un arbre isolé du domaine de Loresho à Kabete, descend du café "French Mission" introduit par les missionnaires spiritains français depuis l'île de La Réunion à la fin du XIXe siècle.
Ces variétés exceptionnelles, caractérisées par leur résilience remarquable et leur capacité à produire même après des années de négligence, constituent la fondation gustative sur laquelle s'appuie l'art du traitement kenyan. Leur profil aromatique naturellement complexe, dominé par des notes de cassis, de baies rouges et d'agrumes, trouve dans le double traitement son expression la plus raffinée.
Le processus lavé traditionnel : les fondamentaux
Avant d'explorer les subtilités du double lavé kenyan, il convient de maîtriser les principes du traitement lavé traditionnel. Cette méthode, également appelée "voie humide", commence par la sélection rigoureuse des cerises mûres, généralement effectuée à la main par les 700 000 petits producteurs kenyans regroupés en coopératives.
Les cerises fraîchement récoltées sont acheminées vers les stations de lavage centrales, où s'opère un premier tri pour éliminer les fruits sous-mûrs ou sur-mûrs, destinés aux lots de qualité inférieure. Les cerises sélectionnées passent ensuite par un dépulpeur qui sépare mécaniquement la pulpe des grains, laissant ces derniers recouverts de leur couche de mucilage collant.
Cette étape de dépulpage, réalisée le plus souvent avec des machines à disques traditionnelles d'une fiabilité éprouvée mais nécessitant un entretien constant, s'avère critique pour la qualité finale. Un mauvais réglage ou un équipement défaillant peut endommager les grains et introduire des défauts organoleptiques tels que l'oxydation ou l'aigreur excessive.
Les grains dépulpés sont alors plongés dans des cuves de fermentation remplies d'eau de source propre, où ils demeurent pendant 24 heures. Durant cette phase, les enzymes naturelles du café décomposent progressivement le mucilage résiduel, libérant les précurseurs aromatiques qui définiront le profil gustatif final. Cette fermentation contrôlée, réalisée dans des cuves carrelées de céramique pour garantir l'hygiène, permet d'obtenir cette clarté gustative et cette acidité vive caractéristiques des cafés lavés.
Le double lavé kenyan : une contrainte devenue excellence
La méthode double lavé, signature du café kenyan, illustre à merveille comment une contrainte pratique a été transformée en un atout qualitatif unique. Durant la haute saison, les volumes de cerises récoltées dépassent souvent la capacité de séchage disponible, qu’il s’agisse de patios ou de lits surélevés. Plutôt que de compromettre la qualité par un séchage précipité, les producteurs ont imaginé une solution ingénieuse : prolonger et sophistiquer la fermentation traditionnelle grâce à un cycle de fermentation et de trempage répété.
Concrètement, après une première phase de fermentation de 24 heures, les grains sont brassés énergiquement puis replacés en fermentation pour une seconde période de 12 à 24 heures. Cette agitation mécanique redistribue uniformément les micro-organismes responsables de la fermentation et expose de nouvelles surfaces du grain à l’action enzymatique, ce qui complexifie et nuance encore davantage le profil aromatique.
À l’issue de cette seconde fermentation, l’eau fermentée et les résidus de pulpe sont soigneusement éliminés par un lavage à l’eau claire, avant un dernier trempage nocturne, véritable signature du procédé kenyan. À l’origine, ce trempage prolongé servait avant tout de solution de stockage sous-marin pour maintenir les grains au frais, les protéger des insectes et des contaminants, et patienter jusqu’à la disponibilité de l’espace de séchage. Mais ce bain final a révélé d’autres vertus : selon les producteurs, il encourage une forme de « regermination » du grain, un phénomène qui contribuerait à développer la douceur et la complexité gustative exceptionnelles du café kenyan.
Techniquement, cette immersion ne constitue plus à proprement parler une fermentation, car les sucres fermentescibles de la pulpe ont déjà été éliminés. Il s’agit plutôt d’un processus d’homogénéisation du microbiome, de stabilisation thermique et de réactions hormonales dans les graines encore vivantes, ainsi que d’un lessivage de composés internes. Ces étapes favorisent une plus grande cohérence entre lots et entre récoltes, tout en produisant une tasse d’une propreté et d’un équilibre aromatique inégalés.
Enfin, la multiplication des phases de lavage et de tri permet d’éliminer les défauts à chaque étape : avant la fermentation initiale, lors du brassage et du second lavage, et enfin au trempage final. Cette précision du contrôle qualité, alliée à la sélection génétique exceptionnelle des variétés SL, explique la pureté et l’intensité des cafés kenyans, qui leur valent une réputation mondiale.
Le système de classification : quand la taille révèle l'excellence
L'excellence kenyane ne s'arrête pas au traitement ; elle se prolonge dans un système de classification d'une grande précision. Contrairement à d'autres origines qui privilégient la dégustation ou l'apparence générale, le Kenya grade ses cafés selon des critères physiques stricts basés sur la taille et la densité des grains.
Le grade AA, désigne les grains les plus volumineux avec un diamètre supérieur à 7,2 millimètres, correspondant aux tamis 17 et 18. Ces grains, cultivés à plus de 2 000 mètres d'altitude dans les sols volcaniques des hauts plateaux centraux, concentrent davantage d'huiles essentielles et de composés aromatiques que leurs homologues plus petits.
Le grade AB combine les grains de taille A (tamis de 6,8 mm) et B (tamis de 6,2 mm), représentant généralement la fraction la plus abondante d'un lot et servant de référence pour évaluer la qualité générale.
Le grade PB (Peaberry) concerne les grains uniques développés seuls dans leur cerise, représentant environ 10% de la production et recherchés pour leur concentration aromatique particulière.
Cette classification rigoureuse, complétée par un système de "classes" allant de 1 (médiocre) à 10 (exceptionnel) pour affiner le tri gustatif, garantit une traçabilité et une consistance qualitative remarquables. Elle permet aux torréfacteurs du monde entier de sélectionner avec précision les profils correspondant à leurs attentes.
Profil gustatif : la signature incomparable du double lavé kenyan
Le mariage entre les variétés SL et le processus double lavé produit des profils gustatifs d'une complexité et d'une netteté inégalées. Les cafés kenyans se caractérisent par une acidité éclatante mais parfaitement équilibrée, souvent comparée à celle du cassis ou des baies rouges fraîches. Cette vivacité gustative, loin d'être agressive, apporte une dimension pétillante qui réveille le palais et révèle progressivement les nuances sous-jacentes.
Le corps, remarquablement plein et rond, développe des notes complexes évoluant de la fleur fraîche aux fruits noirs, en passant par des touches épicées et parfois fumées. L'arrière-goût, persistant et évolutif, évoque souvent les grands vins avec ses tanins soyeux et ses finales minérales qui s'éternisent en bouche.
Cette signature gustative si particulière résulte de l'interaction subtile entre les acides malique et citrique développés durant la double fermentation, les sucres concentrés par la croissance lente en altitude, et les composés phénoliques extraits durant les phases de trempage prolongé. Le résultat transcende la simple dégustation pour devenir une expérience sensorielle complète.
L'art de la torréfaction : révéler le potentiel kenyan
Les cafés kenyans double lavé demandent une approche particulière de la torréfaction pour révéler pleinement leur potentiel. Leur densité élevée et leur teneur en humidité variable nécessitent une surveillance constante et une adaptation fine des profils thermiques. Les torréfacteurs expérimentés privilégient généralement des torréfactions moyennes à moyennes-foncées qui préservent l'acidité caractéristique tout en développant la complexité aromatique.
La phase de développement après le premier crack s'avère particulièrement critique : trop courte, elle laisse l'acidité excessive dominer ; trop longue, elle masque les nuances délicates qui font la réputation de l'origine. L'équilibre optimal permet de conserver cette vivacité pétillante tout en révélant les notes chocolatées et épicées qui complexifient le profil.
Le temps de dégazage, souvent prolongé du fait de la densité des grains, peut s'étendre jusqu'à un mois pour permettre le plein développement aromatique. Cette patience est récompensée par une expression optimale des caractéristiques variétales et du terroir.
L'évolution contemporaine : innovation et tradition
Bien que le processus double lavé demeure la signature du Kenya, l'évolution récente du marché du café de spécialité encourage une diversification des méthodes de traitement. Quelques producteurs expérimentent désormais avec des traitements naturels ou honey, cherchant à apprivoiser la légendaire acidité kenyane tout en révélant des caractéristiques cachées comme la douceur, les notes de tabac, d'épices ou de caramel.
Ces innovations, encore marginales, témoignent de la vitalité créative du secteur kenyan et de sa capacité d'adaptation aux demandes changeantes du marché. Elles enrichissent la palette aromatique disponible tout en préservant l'identité fondamentale qui fait la grandeur des cafés de cette origine.
L'infrastructure coopérative, avec ses 700 000 petits producteurs organisés en associations, continue de jouer un rôle crucial dans le maintien des standards qualitatifs. Ces structures, héritées de la période coloniale mais désormais entièrement gérées par les Kenyans, garantissent l'accès aux équipements de traitement sophistiqués et à l'expertise technique nécessaire pour perpétuer l'excellence.
Le processus double lavé kenyan incarne parfaitement la rencontre entre tradition et innovation, contrainte pratique et excellence gustative. En transformant une limitation logistique en avantage qualitatif, les producteurs kenyans ont créé une signature unique dans l'univers du café. Cette méthode, fruit de décennies de perfectionnement sur les hauts plateaux volcaniques, continue de fasciner les amateurs du monde entier par sa capacité à révéler la pureté cristalline et la complexité extraordinaire des variétés SL. Loin d'être un simple processus technique, le double lavé kenyan représente une philosophie de l'excellence où chaque étape concourt à l'expression la plus fidèle du terroir exceptionnel de cette région bénie des dieux du café.
Sources
- Perfect Daily Grind. "A VIDEO Guide to Double Washed Processing." Janvier 2020. https://perfectdailygrind.com/2017/05/a-video-guide-to-double-washed-processing/
- Compelling Coffee. "Kenyan Coffee Processing." Juillet 2017. https://www.compelling.coffee/blog/kenyan-coffee-processing/
- Barista Magazine Online. "Understanding the Process: Double Fermentation." Février 2023. https://www.baristamagazine.com/understanding-the-process-double-fermentation/
- Coffee Cartel. "What is Washed Coffee Processing Method?" Avril 2020. https://www.coffeecartel.com.au/what-is-washed-coffee-processing-method/
- Perfect Daily Grind. "Understanding how Kenya's coffee washing stations operate." Novembre 2023. https://perfectdailygrind.com/2022/05/kenyan-washing-stations/
- Perfect Daily Grind. "Kenya AA, Colombia Supremo: Understanding Coffee Grading." Janvier 2022. https://perfectdailygrind.com/2018/11/kenya-aa-colombia-supremo-understanding-coffee-grading/
- Well Roasted Coffee. "What is Kenya AA Coffee? What does the AA mean?" Mai 2024. https://www.wellroastedcoffee.com/blogs/news/what-does-aa-mean-in-kenyan-coffee
- Perfect Daily Grind. "Exploring popular Kenyan coffee varieties: SL-28 & SL-34." Septembre 2023. https://perfectdailygrind.com/2021/02/exploring-popular-kenyan-coffee-varieties-sl-28-sl-34/
- World Coffee Research. "SL28." Juin 2023. https://varieties.worldcoffeeresearch.org/varieties/sl28
- MTPak. "SL28 and SL34: A coffee roaster's guide." Février 2025. https://mtpak.coffee/2021/12/coffee-varieties-roasters-guide-sl28-sl34/
- World Coffee Research. "SL34." Mai 2023. https://varieties.worldcoffeeresearch.org/varieties/sl34
- ICT Coffee. "Coffee From Kenya: 7 Major Facts You Should Know About Kenyan Coffee Beans." Janvier 2024. https://www.ictcoffee.com/news/coffee-from-kenya-7-major-facts-you-should-know-about-kenyan-coffee-beans/
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